Exposition:
NICOLAS SANHES
"Colors of the wind"
De la sculpture à la peinture,
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Sculpteur jusqu'au bout des doigts, NS développe aussi une pratique de dessin et de peinture qui vise à prolonger en le renouvelant le regard que l'on porte sur ses œuvres sculpturales.
Déployées sur des modules carrés de 1,80m par 1,80m, ses peintures mettent en scène de manière évidente des lignes et des formes qui procèdent directement de celles qui composent ses sculptures.
L'enjeu est de venir toucher du doigt ce qui se produit mentalement lorsque l'on change d'échelle et de dimension. Et pour comprendre le processus mental par lequel ce passage ou ce saut s'effectue, il n'y a pas d'autre solution que de le projeter et de l'incarner dans de nouveaux matériaux.
Le passage d'une œuvre en 3D à une œuvre en 2D, et inversement d'ailleurs, ne va pas de soi. Le processus mental est en effet inévitablement accompagné, précédé et porté par une multiplicité de gestes qui sont à interpréter comme autant de tentatives de cerner d'un peu plus près ce moment du passage, du saut, de la métamorphose.
Car toute œuvre d'art est métamorphose, une traduction d'éléments provenant de diverses sources mentales et psychiques dans des formes communicables, partageables. Et s'il existe un mystère de la création, c'est bien celui de cette métamorphose-là.
Méthode
On le sait, le travail sculptural de NS est porté par une méthode implacable, de calculs et de projections diverses, car c'est, pour de telles œuvres monumentales, la seule voie permettant à l'imagination de se déployer. En utilisant des lignes issues directement de certaines sculptures, ici de celle qu'il va installer à Rodez ou de celle qu'il a réalisée pour Strasbourg, il semble revenir sur ses pas.
Il part d'un point de vue « objectif » sur sa sculpture, un regard porté sur elle une fois terminée. De ce regard, il extrait une ligne qu'il reporte ensuite sur la toile en lui faisant subir des variations.
Puis, cette ligne, il la duplique en vue d'un travail pictural qui d'entrée est pensée comme duel. Chaque forme va être utilisée pour deux toiles. Peut-être est-ce en écho à une gémellité originaire, ou parce que créer, c'est faire travailler ensemble les deux hémisphères de notre cerveau, notre approche rationnelle et notre approche émotionnelle de la réalité. En tout cas, il a besoin de ce redoublement pour entendre résonner en lui-même la voix des commencements.
La peinture pour NS est une quête non de l'expression de soi mais du mystère qui gît au cœur du « devenir sculpture » d'une ligne. Simplement, dans l'univers en deux dimensions de la toile, cette question porte sur le « devenir surface » d'une ligne.
La méthode se met en place à travers un jeu contrôlé de variations. Elle vise à apprivoiser le mystère pour qu'il vienne comme délivrer lui-même une part de son secret.
Pans colorés et surface flottantes
Les peintures que réalise NS vont donc par deux. Si la forme qui occupe l'espace de la toile est identique, le positionnement de celle-ci varie. Cette variation, souvent de faible amplitude, inscrit la relation entre les deux œuvres dans le champ de la vibration.
Elles se distinguent d'une part par le traitement du fond de la toile qui n'est pas occupé par la grande forme, et d'autre part par le traitement coloré travaillé par pans que délimitent des traits géométriques et des variations d'intensité lumineuse, en particulier dans les noirs.
Même s'il porte à l'œuvre de Pierre Soulages une admiration sans borne, il faut voir dans le recours à ces noirs, la manifestation dans le travail actuel, du noir qu'il a utilisé à ses début de manière obsessionnelle dans des tableaux et des sculptures.
C'était la terre qui était au cœur du travail et c'est elle qui remonte en quelque sorte ici et au-delà d'elle, le bitume, et le souvenir marquant des ultimes toiles du peintre américain Ad Reinhardt qui étaient d'un noir abyssal.
Mais, ici, le noir ne prend pas tout. Bien au contraire, il est mis en relation avec des couleurs vives et franches qui produisent un effet de contraste ou avec des couleurs aux tons plus clairs qui renforcent l'effet abyssal du noir.
La forme, colorée tout entière, peut aussi, dans un autre ensemble de deux toiles, être posée sur deux pans de couleur qu'elle déborde pour aller effleurer le fond lui-même. Là, la variation de positionnement dans l'espace est de l'ordre de l'inversion et les couleurs sont absolument différentes, même si la présence de gris et de noir domine. Libérée du fond, la forme semble à la fois flotter et tenter de se frayer un chemin pour se glisser entre les pans colorés et le fond.
Dans un autre ensemble de deux toiles, ce sont deux formes simplement dessinées d'un trait noir qui se partagent l'espace et semblent flotter sur des pans colorés rectangulaires. Le changement de dimension d'une des formes entre les deux toiles vient indiquer combien il s'agit non tant d'un jeu que de penser ce qui peut advient sur la surface en jouant sur la variation.
Nous voyons, entre ces trois ensembles de deux toiles, se déployer une relation à la fois complice et tendue entre une approche rationnelle du travail créateur, celle que portent les lignes et les formes et une approche sensible et émotionnelle celles qu'activent les couleurs.
La couleur comme force
La peinture, ici, est un jeu à triple entrée puisqu'il s'agit de faire varier la position de la forme, la taille de la forme et les couleurs qui la portent.
On le comprend alors, en se déplaçant de la surface de la forme qu'elle remplit, aux pans colorés et au fond dont elle est, alors, distincte, la couleur sert d'élément structurant à une réflexion approfondie sur les processus de formation des surfaces.
La couleur, en effet, puisqu'elle peut jouer dans la forme ou hors d'elle, se révèle être une force dont la fonction est de donner naissance à une surface et non de l'occuper.
Il ne s'agit pas d'opposer forme et couleur mais de montrer que l'une et l'autre provenant de deux strates psychiques différentes fonctionnent comme des doubles s'associant pour rendre perceptible ce qu'il en est du geste créateur même.
La couleur, ici, est donc saisie à travers un prisme complexe.
Lorsqu'elle joue le rôle d'élément permettant le recouvrement d'une surface, elle est démultipliée par des variations d'intensité et de tons colorés qui semblent sourdre du fond noir.
Lorsqu'elle est pleinement en prise sur une forme, elle transforme celle-ci en un élément envahissant l'espace ainsi créé.
Lorsqu'elle est pan de couleur en attente d'une forme, elle outrepasse sa fonction de complément pour donner à la forme une consistance qui l'impose comme une puissance d'incarnation.
La couleur dans les œuvres de NS déploie une partie de ses mystères au point d'élever ce qui semble être un jeu formel au niveau d'un acte créateur intense.
Dessins découpés
C'est avec les dessins découpés que l'on perçoit avec clarté ce qui est en jeu dans ce travail pictural et dessiné : le dévoilement du secret agissant dans le geste créateur.
Sur des feuilles blanches, des lignes dessinées se voient par endroit doublées par des lignes découpées qui donnent lieu à des mouvements de surfaces ressemblant à des soulèvements de plaques tectoniques à échelle miniature. Mais ces découpes révèlent aussi des arrière-plans singuliers.
En effet, on voit paraître divers modules colorés qui relèvent parfois du fond, parfois de la face cachée du papier qui sert de support à ces variations créatrices, parfois de l'ombre que laisse une plaque qui se soulève.
Là encore, le point de départ vient d'une sculpture, mais ce qui importe c'est que le déplacement de ces lignes sur la surface engendre des variations de lignes qui, en même temps, multiplient l'espace et le découpent comme s'il s'agissait de montrer qu'il était possible de le réduire à néant. Traces objectives d'une sculpture, les lignes dessinent moins qu'elles ne font surgir et elles font moins surgir qu'elles n'ouvrent au visible des aspects cachés du monde.
Toute surface ne recouvre pas tant un monde fait de profondeurs incalculables qu'elle occulte ou cache une autre surface.
Ce secret, NS l'a perçu avec justesse. Il parvient par des gestes simples à faire sourdre la lumière de la nuit, à révéler que l'autre face du dessin, par un jeu de miroirs liés au papier, est elle-même surface et que la création est un jeu éternel au sens ou Héraclite d'Éphèse pouvait déjà noter dans le fragment 52 : « L'éternité est un enfant qui s'amuse, il joue au trictrac. À l'enfant, la Royauté ».
Jean-Louis Poitevin
écrivain, critique d'art, rédacteur en chef de TK-21 LaRevue
(Auteur de Une géométrie incidente essai sur l'œuvre de Nicolas Sanhes)